Le poème de Abdellatif Laâbi
On m’a volé mon pays
Vous qui connaissez les lois
et savez vous battre
dites-moi
Où puis-je déposer une plainte
Qui pourra me rendre justice?
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Ce ne pourra pas être un pays
avec des drapeaux hissés
au-dessus des maisons
Une langue unique pour prier
Un nom que les tribuns prononcent
la bouche pleine de majuscules
en fermant les yeux de béatitude
Ce ne pourra pas être un pays
qu’il faille quitter ou retrouver
avec les mêmes déchirements
l’obscure litanie du deuil
et ce sanglot des racines
hélant d’improbables rivages
Ce ne pourra pas être un pays
qu’on doive apprendre à l’école
à la caserne
en prison
avec la hantise
de se tromper de pays
Ce ne pourra pas être un pays
juste pour le ventre
ou la tombe
et rien d’autre
hormis le fardeau des peines
qu’on n’ose plus confier
même à l’ami
Ce ne pourra pas être un pays
qui ne sait plus rire
vivre à en être meurtri
peupler la nuit de ses excès
jusqu’à déchirer d’amour
les draps de l’aube
Ce ne pourra pas être un pays
parmi la cohorte des pays
cynique
avare
dur d’oreille
engraissant les voyous
leur offrant le glaive et la balance
alignant les suaires
et payant jusqu’aux pleureuses
pour les doux
Ce ne pourra pas être un pays
qui dans le cœur
chasse un autre pays
pour ériger des murailles
entre le désir et le désir
et vouer au blasphème
l’humble joie de l’errant
Ce ne pourra pas être un pays
qui ferme sa porte à l’hôte
l’étranger
époux de l’étoile
émissaire de nos antiques amours
survivant de la marche
celle des origines
quand la vie nous visitait encore
et que nos pas s’aventuraient
de sillon en sillon
dans ce continent englouti
disparu
avant de nous livrer la clé du rêve
qu’il a fait glisser dans nos songes
Ah c’est un pays encore à naître
dans la soif et le dénuement
La brûlure qui rend l’âme à l’âme
et de la mer morte
des larmes
soulève la houle des mots
C’est un pays encore à naître
sur une terre coulant de source
éprise d’infini
drapée du bleu de l’enfance
aussi fraîche que la cascade
du premier soleil
C’est un pays encore à naître
dans la lenteur du lointain
et du proche
Dans la langueur de l’espérance
mille fois trahie
Dans la langue éperdue
et retrouvée
C’est un pays encore à naître
sur le chemin
qui ne fait que reprendre
et ne conduit à nul pays
O pays qui m’écarte
et m’éloigne
Laisse-moi au moins te chercher
Casablanca – Rabat, 1995
Abdellatif Laâbi, Le spleen de Casablanca, Clepsydre – Editions de la différence, 1997
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Petit texte déposé par l’auteur en début d’ouvrage, discrètement, sur un revers de la couverture :
Ce livre est celui d’un tournant.
Écrit pour une part au Maroc, pour l’autre en France, il se déroule comme le journal de bord d’un impossible retour.
Le pays que j’ai cru retrouver s’éloigne et m’éloigne de nouveau.
La séparation a, cette fois-ci, le goût amer de la perte.
J’ai cessé de chercher une place, ma place quelque part. Voilà une quête de moins.
L’errance reprend , délestée de ce fardeau de nostalgie.
Entre deux exils, je consens à celui qui éprouve sans mutiler et sauvegarde la dignité du rêve.
Ce livre est aussi celui d’une résurrection qui me donne envie de remercier la poésie.
A.L.